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Littérature anglaise - Page 67

  • Un polar de Boyd

    Un pont dans une nuit brumeuse, photo en noir et blanc, couvre la jaquette du dernier roman de William Boyd, Orages ordinaires. Après la lecture jubilatoire des Nouvelles confessions, ce romancier anglais a pris quelque place dans ma bibliothèque. La vie aux aguets m'avait passionnée. Les premières pages de ce roman-ci m’ont déconcertée : l’impression de regarder un thriller en découvrant les faits et gestes de son héros, dans la trentaine, en costume trois pièces et attaché-case, Adam Hundred, qui s’attarde au bord du fleuve, près du pont de Chelsea (Londres), avant d’aller manger dans un restaurant italien. Il y remarque un autre « dîneur solitaire ». Les deux hommes se présentent : Hundred est climatologue, l’autre, Philip Wang, est spécialiste en immunologie. Quand Adam Hundred quitte le restaurant, il aperçoit une chemise en plastique qui a glissé entre les sièges, il y trouve un dossier, la carte du Dr Wang et lui propose par téléphone de passer le déposer chez lui.

     

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    A l’entrée d’un « imposant immeuble art déco », il signe le registre des visiteurs puis se rend au septième étage : la porte d’entrée du Dr Wang est entrouverte, mais lui ne se montre pas : « Philip Wang gisait étendu sur son lit, dans une mare de sang qui s’élargissait. » Wang, encore conscient, lui demande de retirer d’un coup sec le couteau enfoncé dans son flanc. Hundred hésite, obéit, Wang meurt presque aussitôt. Horrifié, Adam entend un bruit du côté de la salle de bain, reprend le dossier et descend aussi vite et aussi calmement qu’il le peut par l’escalier de secours. Pourquoi avoir touché ce couteau ? Pourquoi ne pas avoir appelé la police immédiatement ? Son nom est dans le registre, le couteau porte ses empreintes, il s’est enfui – quel beau coupable il fait ! Le doute n’est plus permis, ce roman de Boyd est un polar, avec tous les ingrédients du genre, et d'autres cadavres.

     

    Très vite, le tueur est sur ses traces. Il arrive à lui échapper d’un coup d’attaché-case aux angles en cuivre lancé en plein visage de son poursuivant. Il entend les sirènes de la police se rapprocher. Se livrer ? Une « peur indéfinie » le pousse à fuir encore, à se donner du temps. Le triangle de terrain vague repéré près du pont de Chelsea constituera un abri sûr, il décide d’y dormir. C’est sa première nuit clandestine, Adam ignore encore que sa vie a complètement basculé. Il est désormais un homme traqué.
    Il lui faudra changer d’apparence, d’identité, de travail pour échapper à ceux qui veulent se débarrasser de lui et mettre la main sur le dossier qu’il a emporté, pour tirer au clair les raisons du meurtre de Philip Wang. Boyd conte cette histoire aussi sous d’autres angles : il y a cette policière, Rita Nashe, écœurée par les scènes de meurtre, qui demande sa mutation dans la brigade fluviale ;  il y a ce directeur général d’une société pharmaceutique, Ingram Fryzer, que la nouvelle de la mort du Dr Philip Wang, leur médecin-chef dans l’expérimentation d’un nouveau médicament  contre l’asthme, quasi couplée à une commercialisation accélérée du produit au mépris des procédures habituelles, décidée « d’en haut », plonge dans un stress de plus en plus marqué.

     

    « Les orages ordinaires ont la capacité de se transformer en tempêtes multi-cellulaires d’une complexité toujours croissante. » Un meurtre, un témoin suspect, un coupable couvert par on ne sait quelle machine secrète, l’intrigue a de quoi tenir le lecteur en suspens sur près de cinq cents pages. L’amateur de romans policiers appréciera d’emblée, le lecteur moins enclin au roman « d’action », s’il accepte le jeu, le style fonctionnel, y assistera à l’intéressante métamorphose d’Adam Hundred. Comment disparaître dans la foule, devenir personne, survivre dans Londres sans se faire repérer ?

     

    Orages ordinaires se lit donc aussi comme un roman de mœurs, la peinture des bas-fonds alternant avec celle d’entreprises aimantées par le plus large profit possible. Une policière, une prostituée jouent les dames de cœur dans cette histoire cruelle où la moindre erreur est fatale, où la violence est omniprésente, où la résolution d’une énigme risque de coûter le prix fort. Coulisses des sociétés modernes, débrouille quotidienne, relations humaines, ce polar de William Boyd propose un divertissement « néodickensien », le dessin d’une société, d’une ville, une photographie de notre temps.

  • Naples, alors ?

    « J’ai grandi dans l’idée que Naples, si tant est que je m’en sois fait une idée, n’était que superstition, sentimentalisme, allégresse. Et pourtant l’autre version – celle qui privilégie le cynisme, la mélancolie, l’amoralité – tient tout autant du mythe, en plus prétentieux, c’est tout. Le genre de lieu commun qui se voudrait théorie. Ne connaître que le pire d’un endroit, ce n’est pas le connaître. Qu’est-ce que Naples, alors ? La civilisation, la curiosité totalement satisfaite, le style, l’ironie, la magnanimité…L’aptitude à saluer le monde comme un roi du haut d’un tas d’ordures. »

     

    Shirley Hazzard, La baie de midi

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  • Se trouver à Naples

    Vous vous souvenez peut-être du Passage de Vénus ? La romancière australienne Shirley Hazzard y montrait déjà avec sensibilité la manière dont les femmes et les hommes se lient ou se délient, et j’en avais retenu cette phrase : « Les femmes ont une aptitude à la solitude, mais ne veulent pas être seules. » Ce pourrait être un résumé de La baie de midi (1970), traduit de l’anglais par Jean et Claude Demanuelli pour Gallimard en 2010.

     

     

    On y quitte l’Angleterre avec la narratrice pour Naples, où elle arrive comme traductrice sur une base de l’Otan, un automne, et loge par chance dans un hôtel au bord de la mer et non dans un immeuble d’appartements réservé aux militaires. La première fois que son supérieur lui donne quelques heures de liberté, Jenny en profite pour découvrir un peu la ville en se rendant chez le seul contact qu’elle ait à Naples, une femme qu’elle n’a jamais vue, connaissance d’une connaissance, une écrivaine dont quelques ouvrages ont été adaptés avec succès au cinéma.

     

    Dans San Biagio dei Librai, en plein centre de Naples, elle tombe d’emblée sous le charme de Gioconda, une femme plutôt belle, pleine d’endurance et de vitalité, d’une « puissance aussi retenue, aussi peu écrasante que celle d’un arbre majestueux », servie par Tosca, suivie par Iocasta, son chat blanc. A l’intérieur de l’appartement aux plafonds hauts, la Napolitaine l’emmène jusqu’à son bureau « baigné de lumière et jonché de papiers et de livres » ; d’emblée, elles se racontent l’une à l’autre. Jenny, de son vrai prénom Pénélope, était enfant lorsqu’elle a embarqué pour l’Afrique du Sud au début de la guerre, et la femme qui s’occupait d’elle a confondu Penny et Jenny, prénom qui lui est resté. Elle fait à cette inconnue qui pourrait devenir une amie le bref récit d’une « enfance naufragée » puis découvre le lieu idéal de l’appartement, sa terrasse avec vue sur la ville : « D’ici, on voit tout. »

     

    Jenny a quitté son frère Edmund, dont elle a d’abord tenu la maison au Somaliland jusqu’à son mariage avec Norah, une « petite femme catégorique », puis qu’elle a suivi à Londres, après la mort de leur mère. Voir Edmund perdre sa personnalité sous la coupe de Norah lui était insupportable. De comprendre qu’elle était en réalité amoureuse de son frère l’a décidée à accepter ce poste à Naples.

     

    Dans l’appartement de Gioconda, elle voit partout des photos d’un homme de quarante-huit ans, très sûr de lui. C’est Gianni, l’amant de Gioconda, un metteur en scène qui travaille pour le cinéma. Il l’invite dès leur première rencontre à passer la journée du lendemain avec eux pour essayer sa nouvelle Maserati. Lors de cette excursion à Herculanum, Gianni tente de l’embrasser, ce qui gâche la sortie de Jenny. Gioconda a raison quand elle lui dit, lors d’un déjeuner : « Ca va changer ta vie, ce séjour ici. Naples est un saut. Un passage à travers le miroir. » Quand Jenny s’installe dans un appartement meublé donnant sur la mer au pied du Pausilippe, les deux pièces les plus vastes dont elle ait jamais disposé, ce sont les « premiers moments de pur bonheur » de sa vie.

     

    Un véhicule de l’armée passe la prendre tous les matins, c’est sur le chemin de son supérieur, un colonel sombre et ennuyeux, mais parfois Justin Tulloch, un Ecossais désinvolte, l’emmène dans sa voiture. Il lui fait une cour irrégulière, ils s’entendent bien, Jenny et lui, tout en restant sur la défensive côté cœur. La vie de Gioconda comporte des zones d’ombre. Gianni voudrait qu’elle aille vivre avec lui à Rome, mais elle sait qu’il y voit d’autres femmes, de plus Gianni est un homme marié, qui a deux enfants.

     

    Roman d’analyse, La baie de midi est à Naples ce que Tempo di Roma d’Alexis Curvers est à Rome : le roman d’une ville, de ses paysages, de ses habitants, d’un mode de vie. Naples dans les années cinquante, Naples aux quatre saisons, jusqu’à cet été brûlant – « un caldo da morire » – où Gioconda accepte de rejoindre Gianni à Tripoli, où Jenny tombe malade alors que tous partent en vacances, et qui va tout bouleverser. Shirley Hazzard donne une telle présence à ses personnages que l’on se réjouit de les retrouver d’un chapitre à l’autre, comme si on allait prendre le thé chez eux ou qu’on les accueillait chez soi pour une de ces conversations après lesquelles on a l’impression de respirer plus large, plus profond. Beaucoup d’élégance dans ce roman de lumière et d’ombre, où Jenny va à la découverte des autres, et finit par mieux se comprendre elle-même.

  • S'il te plaît

    « Hogarth, mercredi.

    1er février 1922

     

     L’unique nécessité, selon le docteur, est une lettre du grand maître de la biographie. Cela me remettrait sur pieds. Alors s’il te plaît pose ce livre, de qui qu’il soit – serait-ce encore Voltaire ? – et écris une longue, longue lettre remplie à ras bord.

    (…)

    Ne pourrais-tu pas me prêter les épreuves de ton nouveau livre ?

    Cela ferait quelque chose à lire. Comment se fait-il – avec tous tes défauts – qu’on prenne plaisir à te lire ?

     

    V. W. »

     

    Virginia Woolf – Lytton Strachey, Correspondance

     

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  • Virginia - Lytton

    Comme son Journal, la Correspondance de Virginia Woolf (1882-1941) n’en finit pas, à côté de l’œuvre, de raconter une part à la fois intime et publique de sa vie, au début du XXe siècle, à une époque où les échanges épistolaires étaient le principal moyen de rester en contact, une activité journalière, une forme élaborée de conversation. La Correspondance entre Virginia Woolf et Lytton Strachey couvre à peu près vingt-cinq ans : elle débute en novembre 1906, quand, peu après la mort de son frère Thoby, Virginia Stephen invite Lytton Strachey (1880-1932) à Gordon Square (Bloomsbury) et se termine peu avant le décès de celui-ci. Lionel Leforestier a traduit, complété et annoté ces lettres dans l’édition de Léonard Woolf et James Strachey, le frère de Lytton.

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    Dès avril 1908, « Cher Mr. Strachey » s’est mué en « cher Lytton », Virginia et Lytton se tutoient, potinent, rivalisent d’esprit et d’humour dans leur description de la vie qu’ils mènent. « Si tu vois en moi une femme de grand bon sens, j’ai de toi cette image très nette – celle d’un potentat oriental en robe de chambre à ramages. » (V., août 1908) Chacun rapporte ses voyages, ses rencontres, mais après le va-et-vient de l’été, Virginia aspire au calme : « Je veux un bon feu, un fauteuil, du silence et des heures de solitude », répond-elle en novembre 1908 à Lytton qui se plaignait d’être seul après quelques jours de vacances passés en Cornouailles avec Virginia et son frère Adrian – « Imagine-moi dans une solitude extraordinaire,
    prêt à vendre mon âme pour un peu de conversation. »

    Que retient-on de cette correspondance ? Lorsqu’on dispose et de l’envoi et de la réponse, on s’amuse du talent de Virginia et de Lytton pour se surprendre mutuellement, de leur subtilité, de leurs escarmouches. On admire la formulation d’un moment : « Etait-ce Noël ? Nous étions assis autour du feu et avons regardé la neige tomber dans une étrange lumière blanche qui éblouissait. » (V., janvier 1909) La jeune Virginia rêve souvent d’une vie plus légère : « Si je pouvais faire ce que je voulais, je dînerais en ville chaque soir, puis j’irais à une réception ou à l’opéra, puis je souperais au champagne, avant d’aller au lit dans les bras de quelque être merveilleux. Ca ne te plairait pas ? On frémit quand on pense à la pâle existence qu’on mène. Mais je suppose qu’il y a les triomphes de l’Art. » Puis en post scriptum : « Je voudrais que tu viennes tous les jours prendre le thé. »

    Des liens très particuliers rapprochent les deux correspondants. Leurs familles se connaissaient. Thoby, le frère aîné de Virginia, a étudié avec Lytton à Cambridge.
    Puis il y a en 1909 la fameuse demande en mariage suivie d’une rétractation, confiée par Lytton à son frère James en ces termes : « Le 19 février, j’ai demandé sa main à Virginia, qui m’a agréé. Comme tu peux t’en douter, ce fut un moment délicat, d’autant que j’ai aussitôt compris que la perspective m’épouvantait. Mais son tact est étonnant, et heureusement il s’est avéré qu’elle n’était pas amoureuse. J’ai donc pu faire une retraite assez honorable. » A Virginia, il précise : « Mais quoi qu’il arrive, l’important, comme tu l’as dit, est l’affection que nous avons l’un pour l’autre : et là-dessus aucun de nous ne peut avoir de doute. » Elle le sait homosexuel. Strachey encouragera Léonard Woolf à l’épouser.

    Des lettres de Virginia à Lytton, de Lytton à Virginia, on retient bien sûr leurs lectures, leurs opinions littéraires, leurs confidences sur leur travail : recension de livres, écriture de nouvelles et de romans pour Virginia, d’articles et de biographies pour Lytton. Si parfois, indiquent les éditeurs dans la préface, ils donnent l’impression de rester sur la réserve, c’est sans doute que « chacun craignait un peu le jugement de l’autre : dès qu’ils s’écrivaient, ils se surveillaient et ne se sentaient pas aussi libres que dans leurs rapports avec des gens pour qui ils avaient moins d’admiration et de respect. » De plus, ils occupaient tous deux une place centrale au sein de leur groupe d’amis.

    Elans affectueux : « J’ai été au supplice de te voir si peu de temps l’autre jour. J’aimerais te voir tous les jours des heures d’affilée. C’est ce que j’ai toujours voulu. Pourquoi faut-il que ce soit impossible ? » (L., novembre 1912) – « S’il y a quoi que ce soit d’autre – de la bague en saphir au chat siamois – que tu aimerais que je te procure, dis-le moi et ce sera à toi. » (L., janvier 1914). En 1915, après des mois de maladie (les médecins traitaient les crises de Virginia par le repos et la suralimentation à bas de lait et de viande), Virginia reprend sa correspondance. « Très cher Lytton, Quel bonheur d’avoir de tes nouvelles !
    Mais tu peux ne pas écrire, je sais qu’à la fin tu ressurgis, et que tu ne disparais jamais vraiment. »

    Les éloges de Lytton Strachey pour La Traversée des apparences, son premier roman, comblent Virginia Woolf. « Ce que je voulais faire, c’était donner le sentiment d’un grand tumulte de vie, aussi divers et désordonné que possible, que la mort viendrait interrompre un moment, mais qui reprendrait son cours… » (V., février 1916) Devant le succès de Victoriens éminents par Lytton Strachey, Virginia veut tout savoir : « combien d’exemplaires tu as vendus,
    combien de guinées, combien de comtesses, combien de manifestations d’adulation, et si au fond tu es toujours le même. »
    (V., mai 1918)

    Celle qui rêvait d’une vie plus mondaine est épuisée par son installation à Monk’s House : « L’effet d’un déménagement sur le moral et la vigueur intellectuelle est des plus désastreux. » (V., septembre 1919) – « Somme toute j’aime en premier lieu faire une promenade ; ensuite prendre le thé ; et enfin m’asseoir et imaginer toutes les choses agréables qui pourraient m’arriver. » En 1925 : « Trouve-moi une maison où personne ne vienne jamais. J’aime parler avec toi, mais avec personne d’autre. Ta vieille sorcière débauchée au coin du feu. »