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Littérature anglaise - Page 67

  • Chez Tolstoï

    Une année dans la vie de Tolstoï : en découvrant une photo de Tolstoï à cheval sous ce titre de Jay Parini, je me suis laissé tenter par ce retour à Iasnaïa Poliana. Parini, professeur d’anglais à l’université de Middlebury, a sous-titré « roman » son récit de l’année 1910, celle qui verra mourir Léon Nikolaïevitch Tolstoï. Son récit à plusieurs voix s’inspire des journaux intimes des Tolstoï et des tolstoïens, parmi lesquels Tchertkov, l’ami, le frère spirituel du grand écrivain russe, ennemi juré de la maîtresse de maison, Sophia Andreïevna, qui le soupçonnait de pousser Tolstoï à priver sa famille par testament des droits liés à ses œuvres. C’est en lisant le journal intime de Valentin Boulgakov, le dernier secrétaire particulier de Tolstoï, que l’idée est venue à Parini de reconstituer « à travers un kaléidoscope » les images de cette dernière année. Pas une biographie donc, mais des instants d’une vie, d’une famille, d’un cercle rapproché. 

     
    La maison de Tolstoï (Iasnaïa Poliana).JPG
     

    Sophia Andreïevna écrivait son propre journal intime, récemment publié en français. « Liovotchka », quatre-vingt-deux ans, est son souci constant. Il y a longtemps qu’ils font chambre à part, ce qui lui permet d’échapper aux ronflements de son mari, mais elle prend soin chaque soir de tirer « jusqu’à son menton la couverture grise aux motifs en forme de clé » qu’il affectionne. Disparue l’heureuse époque où il lui donnait à recopier les pages de Guerre et Paix. Elle seule alors arrivait à lire son écriture. « Mais à présent je ne compte plus. » Sacha tape directement les textes de son père sur une Remington. Devenue l’enfant préférée de Tolstoï après la mort de sa sœur Macha, elle a carrément pris le parti de son père contre sa mère. Sa seule autre affection la porte vers son amie Varvara, que ses parents ont d’abord repoussée puis admise auprès d’elle, malgré leur relation trop voyante.

     

    C’est Tchertkov qui fait engager Valentin Boulgakov, vingt-quatre ans, à Iasnaïa Poliana, sous certaines conditions : éviter les relations sexuelles – les tolstoïens prônent la chasteté et le célibat –, ne pas appeler Tolstoï par son titre mais par ses deux prénoms, ne pas prêter l’oreille aux propos calomnieux de la comtesse à son sujet. Il y ajoute une clause secrète : Boulgakov tiendra pour lui un journal intime dans de petits carnets avec feuilles intercalaires détachables où il glissera du papier à décalquer. Tchertkov veut savoir qui rend visite à Tolstoï, ce qu’il lit, ce qu’il écrit, avec qui il correspond et ce que raconte Sophia Andreïevna, tout cela à leur insu. « Encouragez-le à revenir à son œuvre philosophique », ajoute l’intrigant qui considère les romans, même Anna Karenine, « faits pour les femmes, pour les bourgeoises chouchoutées qui n’ont rien de mieux à faire de leur temps ».

     

    Par le biais des souvenirs, le romancier rappelle le passé du couple : premières rencontres, demande en mariage, ébahissement de la jeune Sophia à qui son fiancé plus âgé qu’elle de seize ans fait lire par souci de vérité ses journaux intimes où il a noté toutes ses expériences sexuelles, depuis la perte de son pucelage dans un bordel à quatorze ans, jusqu’à cette paysanne avec qui il a satisfait « ses vils besoins » avant leur mariage et qui a accouché d’un fils hideux et stupide. Parini donne la parole au Dr Makovitski, fier d’être le médecin personnel du prophète de la nation russe. Pour lui, la comtesse « n’a pas l’âme assez vaste pour y accueillir les rêves qu’il (son mari) poursuit en vue d’améliorer le genre humain ». A Boulgakov, admirateur sincère de l’écrivain, chargé de compiler des maximes de sagesse en vue d’une anthologie (Tolstoï sélectionnera ensuite les citations à retenir). Chez Tcherktov, parmi les tolstoïens les plus fervents, le nouveau secrétaire remarque Macha, une jeune femme indépendante et délurée – « il ne serait peut-être pas facile de rester chaste à Teliatinki. » Son franc-parler l’embarrasse assez souvent, c’est elle qui le séduira.

     

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    La base du conflit perpétuel entre les époux Tolstoï est idéologique : l’écrivain rejette l’héritage aristocratique et souffre du fossé entre riches et pauvres. Il voudrait vivre aussi simplement qu’un moujik. Sa « Sonia », elle, veut maintenir un certain train de vie, veille aux intérêts de leurs treize enfants. Elle tient à distance tous ceux, mendiants, parasites, qui abusent de la générosité du comte. Elle a pris autrefois des cours de piano. Son professeur, l’illustre Tanaïev, la trouvait douée, mais son mari, amateur de musique, en était jaloux et a exigé qu’elle y mette fin. De même, il l’a fait renoncer à leur maison de Moscou, fuyant les mondanités. En janvier, Tolstoï note dans son journal : « Je suis triste. Les gens qui vivent autour de moi me paraissent terriblement étrangers. »

     

    Tchertkov, manipulateur, idéologue radical, fascine véritablement Tolstoï, qui ne peut se passer de sa compagnie, malgré les efforts de sa femme pour l’éloigner. Celle-ci en souffre, lui fait des scènes, provoque des crises. Quand il n’en peut plus, il dit à sa femme que leur séparation lui semble inéluctable. Ils ne sont d’accord sur rien. Mais Sophia Andreïevna le retient, rappelle les sentiments qu’ils ont eus l’un pour l’autre.

     

    Parini intercale dans son récit des lettres de Tolstoï, des pages de son journal. C’est le moraliste qu’il met en relief, le vieil homme prêt encore à changer de vie pour sauver son âme. Dans Une année dans la vie de Tolstoï, tous les faits évoqués reposent sur des sources fiables. Les paroles de l’écrivain sont citées telles quelles ou, parfois, viennent de conversations rapportées au style indirect. Parini a agencé tout cela de manière vivante, y ajoute quelques poèmes de son cru. Le récit se termine à la fameuse gare d’Astapovo où Tolstoï va mourir sans revoir sa femme, d’où le titre du film adapté de ce roman, The last station. Une introduction romanesque très accessible à l’univers de Tolstoï.

  • Routine

    « Platane, chêne, marronnier, ginkgo : en route pour son travail, Adam notait les arbres comme s’il se promenait dans son propre arboretum. On était en plein été maintenant, et le soleil sur le feuillage dense, à cette heure matinale, le rendait modérément joyeux, si un tel état d’esprit était imaginable. La joie, il la devait au soleil et à la nature – la modération venait du genre de travail auquel il se rendait, de ses inconvénients et insuffisances, étant donné la profession qu’il avait auparavant exercée. Mais il ne pouvait pas se plaindre, il le savait. Il s’était réveillé dans ce qui était désormais son propre appartement, avait pris une douche chaude, petit-déjeuner de café et de toasts, et se rendait au travail, aussi relativement mal payé que fût ledit travail. C’était la routine, maintenant, et il ne fallait jamais sous-estimer l’importance de la routine dans la vie : elle permettait à tout le reste de paraître plus excitant et inattendu. »

     

    William Boyd, Orages ordinaires

     

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  • Un polar de Boyd

    Un pont dans une nuit brumeuse, photo en noir et blanc, couvre la jaquette du dernier roman de William Boyd, Orages ordinaires. Après la lecture jubilatoire des Nouvelles confessions, ce romancier anglais a pris quelque place dans ma bibliothèque. La vie aux aguets m'avait passionnée. Les premières pages de ce roman-ci m’ont déconcertée : l’impression de regarder un thriller en découvrant les faits et gestes de son héros, dans la trentaine, en costume trois pièces et attaché-case, Adam Hundred, qui s’attarde au bord du fleuve, près du pont de Chelsea (Londres), avant d’aller manger dans un restaurant italien. Il y remarque un autre « dîneur solitaire ». Les deux hommes se présentent : Hundred est climatologue, l’autre, Philip Wang, est spécialiste en immunologie. Quand Adam Hundred quitte le restaurant, il aperçoit une chemise en plastique qui a glissé entre les sièges, il y trouve un dossier, la carte du Dr Wang et lui propose par téléphone de passer le déposer chez lui.

     

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    A l’entrée d’un « imposant immeuble art déco », il signe le registre des visiteurs puis se rend au septième étage : la porte d’entrée du Dr Wang est entrouverte, mais lui ne se montre pas : « Philip Wang gisait étendu sur son lit, dans une mare de sang qui s’élargissait. » Wang, encore conscient, lui demande de retirer d’un coup sec le couteau enfoncé dans son flanc. Hundred hésite, obéit, Wang meurt presque aussitôt. Horrifié, Adam entend un bruit du côté de la salle de bain, reprend le dossier et descend aussi vite et aussi calmement qu’il le peut par l’escalier de secours. Pourquoi avoir touché ce couteau ? Pourquoi ne pas avoir appelé la police immédiatement ? Son nom est dans le registre, le couteau porte ses empreintes, il s’est enfui – quel beau coupable il fait ! Le doute n’est plus permis, ce roman de Boyd est un polar, avec tous les ingrédients du genre, et d'autres cadavres.

     

    Très vite, le tueur est sur ses traces. Il arrive à lui échapper d’un coup d’attaché-case aux angles en cuivre lancé en plein visage de son poursuivant. Il entend les sirènes de la police se rapprocher. Se livrer ? Une « peur indéfinie » le pousse à fuir encore, à se donner du temps. Le triangle de terrain vague repéré près du pont de Chelsea constituera un abri sûr, il décide d’y dormir. C’est sa première nuit clandestine, Adam ignore encore que sa vie a complètement basculé. Il est désormais un homme traqué.
    Il lui faudra changer d’apparence, d’identité, de travail pour échapper à ceux qui veulent se débarrasser de lui et mettre la main sur le dossier qu’il a emporté, pour tirer au clair les raisons du meurtre de Philip Wang. Boyd conte cette histoire aussi sous d’autres angles : il y a cette policière, Rita Nashe, écœurée par les scènes de meurtre, qui demande sa mutation dans la brigade fluviale ;  il y a ce directeur général d’une société pharmaceutique, Ingram Fryzer, que la nouvelle de la mort du Dr Philip Wang, leur médecin-chef dans l’expérimentation d’un nouveau médicament  contre l’asthme, quasi couplée à une commercialisation accélérée du produit au mépris des procédures habituelles, décidée « d’en haut », plonge dans un stress de plus en plus marqué.

     

    « Les orages ordinaires ont la capacité de se transformer en tempêtes multi-cellulaires d’une complexité toujours croissante. » Un meurtre, un témoin suspect, un coupable couvert par on ne sait quelle machine secrète, l’intrigue a de quoi tenir le lecteur en suspens sur près de cinq cents pages. L’amateur de romans policiers appréciera d’emblée, le lecteur moins enclin au roman « d’action », s’il accepte le jeu, le style fonctionnel, y assistera à l’intéressante métamorphose d’Adam Hundred. Comment disparaître dans la foule, devenir personne, survivre dans Londres sans se faire repérer ?

     

    Orages ordinaires se lit donc aussi comme un roman de mœurs, la peinture des bas-fonds alternant avec celle d’entreprises aimantées par le plus large profit possible. Une policière, une prostituée jouent les dames de cœur dans cette histoire cruelle où la moindre erreur est fatale, où la violence est omniprésente, où la résolution d’une énigme risque de coûter le prix fort. Coulisses des sociétés modernes, débrouille quotidienne, relations humaines, ce polar de William Boyd propose un divertissement « néodickensien », le dessin d’une société, d’une ville, une photographie de notre temps.

  • Naples, alors ?

    « J’ai grandi dans l’idée que Naples, si tant est que je m’en sois fait une idée, n’était que superstition, sentimentalisme, allégresse. Et pourtant l’autre version – celle qui privilégie le cynisme, la mélancolie, l’amoralité – tient tout autant du mythe, en plus prétentieux, c’est tout. Le genre de lieu commun qui se voudrait théorie. Ne connaître que le pire d’un endroit, ce n’est pas le connaître. Qu’est-ce que Naples, alors ? La civilisation, la curiosité totalement satisfaite, le style, l’ironie, la magnanimité…L’aptitude à saluer le monde comme un roi du haut d’un tas d’ordures. »

     

    Shirley Hazzard, La baie de midi

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  • Se trouver à Naples

    Vous vous souvenez peut-être du Passage de Vénus ? La romancière australienne Shirley Hazzard y montrait déjà avec sensibilité la manière dont les femmes et les hommes se lient ou se délient, et j’en avais retenu cette phrase : « Les femmes ont une aptitude à la solitude, mais ne veulent pas être seules. » Ce pourrait être un résumé de La baie de midi (1970), traduit de l’anglais par Jean et Claude Demanuelli pour Gallimard en 2010.

     

     

    On y quitte l’Angleterre avec la narratrice pour Naples, où elle arrive comme traductrice sur une base de l’Otan, un automne, et loge par chance dans un hôtel au bord de la mer et non dans un immeuble d’appartements réservé aux militaires. La première fois que son supérieur lui donne quelques heures de liberté, Jenny en profite pour découvrir un peu la ville en se rendant chez le seul contact qu’elle ait à Naples, une femme qu’elle n’a jamais vue, connaissance d’une connaissance, une écrivaine dont quelques ouvrages ont été adaptés avec succès au cinéma.

     

    Dans San Biagio dei Librai, en plein centre de Naples, elle tombe d’emblée sous le charme de Gioconda, une femme plutôt belle, pleine d’endurance et de vitalité, d’une « puissance aussi retenue, aussi peu écrasante que celle d’un arbre majestueux », servie par Tosca, suivie par Iocasta, son chat blanc. A l’intérieur de l’appartement aux plafonds hauts, la Napolitaine l’emmène jusqu’à son bureau « baigné de lumière et jonché de papiers et de livres » ; d’emblée, elles se racontent l’une à l’autre. Jenny, de son vrai prénom Pénélope, était enfant lorsqu’elle a embarqué pour l’Afrique du Sud au début de la guerre, et la femme qui s’occupait d’elle a confondu Penny et Jenny, prénom qui lui est resté. Elle fait à cette inconnue qui pourrait devenir une amie le bref récit d’une « enfance naufragée » puis découvre le lieu idéal de l’appartement, sa terrasse avec vue sur la ville : « D’ici, on voit tout. »

     

    Jenny a quitté son frère Edmund, dont elle a d’abord tenu la maison au Somaliland jusqu’à son mariage avec Norah, une « petite femme catégorique », puis qu’elle a suivi à Londres, après la mort de leur mère. Voir Edmund perdre sa personnalité sous la coupe de Norah lui était insupportable. De comprendre qu’elle était en réalité amoureuse de son frère l’a décidée à accepter ce poste à Naples.

     

    Dans l’appartement de Gioconda, elle voit partout des photos d’un homme de quarante-huit ans, très sûr de lui. C’est Gianni, l’amant de Gioconda, un metteur en scène qui travaille pour le cinéma. Il l’invite dès leur première rencontre à passer la journée du lendemain avec eux pour essayer sa nouvelle Maserati. Lors de cette excursion à Herculanum, Gianni tente de l’embrasser, ce qui gâche la sortie de Jenny. Gioconda a raison quand elle lui dit, lors d’un déjeuner : « Ca va changer ta vie, ce séjour ici. Naples est un saut. Un passage à travers le miroir. » Quand Jenny s’installe dans un appartement meublé donnant sur la mer au pied du Pausilippe, les deux pièces les plus vastes dont elle ait jamais disposé, ce sont les « premiers moments de pur bonheur » de sa vie.

     

    Un véhicule de l’armée passe la prendre tous les matins, c’est sur le chemin de son supérieur, un colonel sombre et ennuyeux, mais parfois Justin Tulloch, un Ecossais désinvolte, l’emmène dans sa voiture. Il lui fait une cour irrégulière, ils s’entendent bien, Jenny et lui, tout en restant sur la défensive côté cœur. La vie de Gioconda comporte des zones d’ombre. Gianni voudrait qu’elle aille vivre avec lui à Rome, mais elle sait qu’il y voit d’autres femmes, de plus Gianni est un homme marié, qui a deux enfants.

     

    Roman d’analyse, La baie de midi est à Naples ce que Tempo di Roma d’Alexis Curvers est à Rome : le roman d’une ville, de ses paysages, de ses habitants, d’un mode de vie. Naples dans les années cinquante, Naples aux quatre saisons, jusqu’à cet été brûlant – « un caldo da morire » – où Gioconda accepte de rejoindre Gianni à Tripoli, où Jenny tombe malade alors que tous partent en vacances, et qui va tout bouleverser. Shirley Hazzard donne une telle présence à ses personnages que l’on se réjouit de les retrouver d’un chapitre à l’autre, comme si on allait prendre le thé chez eux ou qu’on les accueillait chez soi pour une de ces conversations après lesquelles on a l’impression de respirer plus large, plus profond. Beaucoup d’élégance dans ce roman de lumière et d’ombre, où Jenny va à la découverte des autres, et finit par mieux se comprendre elle-même.